Vers trois ou quatre ans, ma fille adorait les histoires sous toutes leurs formes, audio, vidéo, et, le top, une maman qui les lui racontait.
J’avais grandi, moi aussi, avec les contes traditionnels et je me réjouissais de cette passion, car, sans que la raison m’en apparaisse clairement, je sentais que ces histoires lui étaient utiles. Mais, à 35 ans révolus, j’étais passée à autre chose et mon intérêt pour les contes était mince. Or on connaît la ténacité avec laquelle, jour après jour, une môme de cet âge vous demande de regarder avec elle, de lui lire ou de lui raconter le même conte. Je voulais la satisfaire, mais j’ai cru que j’allais mourir d’ennui.
J’ai été sauvée in extremis par un livre, Les Femmes qui Courent avec les Loups, qui a transformé mon regard sur ces récits. J’y découvrais que les contes ne sont pas des histoires fantastiques sans rapport avec la vie de tous les jours et dont le seul but est d’amuser les enfants. Ce sont, plutôt, des métaphores psychologiques, des cartes routières de nos processus psychiques et émotionnels dont chaque élément, animé ou inanimé, représente une voix, un aspect, une énergie en nous qui peut être entendu, observé, identifié. Idée nouvelle à l’époque, dans l’air du temps aujourd’hui. J’étais intriguée et très intéressée, car je réalisais que les contes de fées me parlaient finalement de ce qui me tenait le plus à cœur.
Tout en faisant la lecture à ma fille, je me posais des questions : quand avais-je éprouvé ce sentiment? N’avais-je jamais désiré cela ? À quoi me renvoyait ce personnage, cette situation, cette relation ? Et avec mes réponses, les symboles des contes prenaient une autre dimension.
Je constatais que les errances, les conflits et les détours des héros validaient des intuitions et proposaient des encouragements ou des avertissements précieux et pertinents pour négocier ma vie quotidienne. Me revenaient à l’esprit les occasions où, convaincue qu’il était ma grand-mère, j’étais allée me fourrer dans la gueule du loup, confiante, avec mon béret rouge et ma galette sous le bras ; les moments où je me métamorphosais en vilaine sorcière ou en méchante belle-mère avec ma propre fille ; les tours que me jouait le miroir de la salle de bain quand je m’y regardais le matin ; cette impression de voler en plein ciel comme Peter Pan lorsque l’inspiration me saisissait et que des images, des mots m’envahissaient.
Je repensais aussi à ses instants de douleur lancinante quand il me fallait abandonner un projet ou un rêve cher à mon cœur. Ces moments étaient des expériences de mort dans tous les sens sauf physique du terme, et je les retrouvais symbolisés dans les nombreuses morts plus ou moins violentes qui se produisent dans les contes. Ces moments étaient parfois suivis d’un sentiment de paix qui apparaissait à l’instant où j’acceptais l’inévitable et qui me prenait par surprise, mais faisaient écho à ces renaissances variées et autres résurrections qui permettaient au héros et à ses aides de reprendre leur quête. Ma propre perspective s’était transformée, j’étais la même et pourtant autre, calme et confiante.
Il arrivait aussi qu’une intuition à propos d'une expérience ou d'une situation concrète de mon quotidien se présente soudain sous la forme d’une image qui venait d’un conte. Et pour l’explorer, la creuser, lui donner forme et vie, j’inventais une histoire qui utilisait tout naturellement l’espace, le temps et les éléments du conte : cet autrefois et cet ailleurs présent à notre imaginaire collectif qui permet de plonger dans un récit sans avoir à décrire et à justifier ni les personnages, ni leur environnement, ni les lois naturelles qui régissent leur monde : ce qui est impossible ici et maintenant ne l’est pas là-bas et en ce temps-là et chacun sait ce qu’est une princesse ou un prince, un dragon, une fée ou un chevalier.
Le conte de fées classique, avec son arsenal de châteaux forts et de forêts plus ou moins ensorcelées, de princesses aux familles présentant des dysfonctionnements lourds, de princes charmants aux projets de vie peu réalistes, de fées aux pouvoirs mal contrôlés et autres créatures aux névroses variées se prêtait à merveille à l’exploration que je poursuivais dans mon journal, ces tentatives d’organiser et de contrôler la masse confuse d’impulsions, de désirs et d’émotions qui ordonne nos vies.
C’est en essayant de m’orienter dans ce chaos-là que souvent, les idées se transforment en histoires.